« Toucher de bouche »
Il fut une époque où le besoin de raffiner devint industriel. Ce qui était subtil – dans le fil d’un toucher de bouche – avait été jusque-là d’une diffusion limitée, une matière précieuse qui n’était pas encore première. Son amoncellement, et toutes ses formes de ruissellements à venir, relevaient d’une belle utopie, d’un monde édulcoré ou encore d’une cité emmiellée, sous le palais d’une réalité diffuse ouvrant vers une contrée inconnue, très possiblement fantastique.
Tout cela en quelque sorte était de l’ordre d’une histoire à dormir debout.
Il nous est dit qu’il fallut qu’elle se « démocratise », et là, tout le suc de la farce vient napper en creux une l’histoire plus amère, mitigée, dans le fracas des machines ou des casserolades de fers-blancs, dans la chaleur et les vapeurs des fours, l’humidité brumeuse d’un paysage betteravier et des nuages poudrés révélés par la lumière les traversant. Un monde bien différent que celui rincé et dépouillé de toutes parties salines, alcalines, acides, anguleuses ou astringentes se manifeste là : ici tout aussi possiblement, viennent résonner des cales remplies d’hommes, enchaînés – matière première elles aussi – remplacées par les tiges coupées des cannes, bientôt broyées et pressées, blanchies et scintillantes pour mieux rayonner au centre des attentions.
Le toucher de bouche se poursuit. La complexité se révèle. Tout peut s’empâter et vient s’agglutiner, alourdir le propos, et freiner la fugacité fulgurante de cette matière glorieuse. Le fantastique est aussi porteur du fabuleux, là où émerge le perplexe, comme parfois le pire. Un besoin mystérieux se prolonge en bouche, enivrant tout discernement, dissociant l’ordonnancement des perceptions, d’un récit à faire, d’un fil d’histoire à suivre, laissant avec adresse et agilité, l’esprit et l’oeil se jouer et déjouer des séquences ressenties, des assemblages et des apparentements éthérés.
Le premier et le secondaire atermoient, la beauté et la poétique côtoient l’absurde et le banal. Le merveilleux se plaît à paraître ainsi, désenchanté séducteur.
Toucher de bouche trouve les conditions de sa détermination dans ce rapport de registre sensible, là-même où le vivant et le besoin de transcription d’un rapport au monde, aux êtres et aux choses, se font « cuisine commune » pour dresser la table autant qu’établir la carte, porteuses l’une comme l’autre des saveurs mêlées d’une écriture filmique, d’une pensée et pratique de la sculpture, d’histoires lues et rêvées, imaginées, autant que vécues et partagées, de lectures de l’histoire de l’art et des savoirs, d’un partage d’une expérience commune autour des enjeux de la création contemporaine.
De registre en registre, l’étendue des saveurs se fait palette.
Les conditions de l’apparentement sont établies.